La mémoire est une faculté qui oublie.

par GP

Le temps  est, à ce qu’il paraît, la « dimension selon laquelle s’opère tout changement».
On s’entend toutefois pour dire que le temps est une variable qui fluctue selon celui ou celle qui l’interprètent.

Le temps composé.  À temps plein.  À temps partiel.  Arriver à temps.  Être de son temps.  Perdre son temps.  C’est le temps ou jamais.  Il est à peu près temps.  Temps de chien.  Le bon vieux temps. Le temps des sucres.

Les gens nous disent quand on teinte «la couleur du mouchoir qui essuie [nos] désillusions» : le temps arrange les choses.

Pour avoir entendu cette phrase plus souvent qu’un bonjour, j’ai réalisé que c’est tout simplement une formule diplomatique pour proférer que la mémoire est une faculté qui oublie.

En 1995, je me rappelle de m’avoir fait annoncer la mort de mon parrain.  Ce jour-là je me souviens que j’avais lu Martine fête maman et que j’étais par terre sur le tapis gris à Laval.
En 1996 je me suis fait donner la fessée par mon père.  Je me souviens que ce soir-là, on mangeait des tacos et des
Ah Caramel de Vachon.
En 1997 mon chien, Gaya, est mort.  Je me souviens que ce soir-là, on a écouté «The X-Files» à TQS, dans le salon de la maison de campagne.
En 2003, mes parents m’ont annoncé leur divorce.  Je me rappelle qu’il faisait incroyablement soleil cette journée-là et que mes draps pendaient sur la corde à linge.
En 2009, je me suis fait laisser par mon copain.  Je me rappelle que ce soir-là, il mangeait du popcorn du
Super Club Vidéotron et que le métro est arrivé au même moment que moi sur la rampe d’embarquement.

La mémoire est une faculté qui oublie ce qui fait mal.  La mémoire est une faculté qui emprunte seulement ce qui permet de continuer.
Sans poursuite, sans perpétuité, on meurt tous un peu.
Imaginer vous rappeler les odeurs des secondes déchirantes.  Imaginer vous rappeler les couleurs du regard de la fin.  Imaginer vous rappeler des sons du dernier claquement de porte.

On ne pourrait subsister.

C’est pourquoi on garde en mémoire les rires qui écorchent la panse et les larmes du régal existentiel. La souffrance, c’est le travail de l’inconscient.  Il la recycle, la récupère, pour finalement l’entreposer.  La placer bien loin, sous les provisions de béatitude.

Le souvenir peut bien être traduit par un tel ou un autre, mais au bout du compte, on raconte plus souvent qu’autrement ce qui nous a fait frémir de volupté et non ce qui nous a fait ruminer le martyre.

C’est pour cette raison que l’on doit prendre le temps de prendre le temps.  On réalise qu’il y a l’ici et le maintenant.  Le passé est pour plus tard, ou pour jamais.  Même lorsqu’on a l’impression d’avoir le poids le plus lourd et le plus accablant sur les épaules, la vie nous saisit et nous rappelle.  Elle nous gifle, nous bouscule, nous caresse, nous trouble, nous empoigne.

C’est à ce moment précis, lorsqu’on lâche prise et qu’on s’adonne, qu’on fait notre stock.  Qu’on encaisse des courtes durées qui comblent.  Qu’une minute de jouissance est une munition de plus.  Et sans s’en rendre compte, on se fait des réserves.  Involontairement, on s’approvisionne.  Il ne suffit que d’une trace de joie pour engloutir une plaie que l’on tranche irréparable.

On juge le capre diem parce qu’on a peur de l’étreindre.
La foi, c’est pas juste du domaine de la religion.  C’est aussi celui du bonheur.

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